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Le cobra et l'autruche*
Enquête sur le système Denis Sassou Nguesso au Congo Brazzaville (2016)

Les 4,4 millions d’habitants du Congo Brazzaville s’apprêtent à vivre en 2016 de nouvelles élections présidentielles. Et Denis Sassou Nguesso fait tout pour en être l’acteur principal. Au pouvoir de 1979 à 1992 puis sans discontinuer depuis 1997, il laisse pourtant planer le doute sur ses intentions. Sa marque sur le pays, elle, est déjà profonde.

 

 

Ce 12 août 2011 est un jour particulier pour la République du Congo. Le chef de l’Etat doit s’adresser à la nation et lancer ainsi les festivités liées au cinquante-et-unième anniversaire de l’indépendance du pays, célébré officiellement trois jours plus tard. Les habitants restent chez eux, la télévision allumée, et les rues de Brazzaville sont presque vides. Même sur l’avenue Maya Maya, la principale artère de la capitale, on ne trouve que quelques chauffeurs de taxi, résignés, guettant d’éventuels clients dans leur Toyota Corolla verte.

 

Au Palais des Congrès, au contraire, c’est l’effervescence. Inutile de s’y présenter sans une invitation. Les contrôles se succèdent, sous le regard attentif de bérets verts et violets, armes à l’épaule. Les journalistes, eux, vont et viennent à la recherche d’une prise électrique où brancher leur matériel. Les fils courent et s’emmêlent sur le long tapis rouge, et ça trébuche. Dans l’auditorium, deux mille personnes environ : des diplomates étrangers, des membres du Parlement et des supporteurs déjà conquis, rapidement rejoints par les reporters aux caméras et micros finalement raccordés. On rit, on chante, on s’impatiente un peu. Et puis le rideau cachant la scène s’entrouvre. D’un pas tranquille, Denis Sassou Nguesso s’avance. La chorale se tait, le public se lève.

 

Arrivé au pupitre, le président s’éclaircit la voix, légèrement en retrait du micro. D’un geste de la main, il fait rasseoir la salle et s’élance. Ce n’est pas la première fois qu’il se prête à l’exercice. Il semble pourtant chercher ses mots et s’accroche à ses notes. L’éloquence n’est pas son point fort mais peu importe, son aura suffit à retenir l’attention.

 

Les quarante-cinq minutes de son discours dépeignent un Congo en plein essor, « havre de paix et de sécurité », « épargné des maux que sont le terrorisme, la famine et les crises financières à répétition », « pays d’Afrique où le taux de croissance économique est le plus élevé ». L’avenir s’annonce encore plus éclatant, avec « la construction d’un deuxième centre hospitalier universitaire dans la capitale » et « la mise en place de zones économiques spéciales sur le modèle de l’Ile Maurice et de Singapour ». Des plages de sable fin aux hautes tours asiatiques, le chef de l’Etat emporte son auditoire dans un imaginaire radieux.  

 

« Cela fait plus de trente ans qu’il répète la même chose, je n’y crois plus » explique,  amer, Samuel. Assis derrière le comptoir de son échoppe sur une caisse de Primus, la bière locale, il feuillette Les Dépêches de Brazzaville, le seul quotidien national, réputé proche du pouvoir. En une, la photo du président et des extraits de son discours de la veille. « Evidemment que le Congo a changé – qui ne change pas ? – mais seul Sassou et ses amis en profitent » commente-il. « La semaine dernière j’ai dû amener ma fille à l’hôpital ; elle avait trop de fièvre. Avant même qu’elle soit prise en charge, j’ai été obligé de payer pour son lit et pour sa nourriture. En plus, ils ont osé me demander de l’argent pour utiliser l’ascenseur. Tout est corrompu ! Et les médicaments qu’ils nous ont donnés n’étaient même pas adaptés. »

 

Les conditions de vie d’un grand nombre de Congolais modèrent en effet le discours optimiste du président. Certes, depuis 2008, le produit intérieur brut réel connaît une croissance annuelle de 4 à 8%, les budgets de l’Etat sont excédentaires et, avec une réserve estimée à 1,9 milliards de barils, le Congo est assuré de garder sa place de quatrième pays producteur de pétrole brut d’Afrique subsaharienne. Mais les indicateurs sociaux, eux, restent dans le rouge. Près d’un habitant sur deux vit encore sous le seuil de pauvreté et le pays recule au classement de l’indice de développement humain : 122e en 2005, il est passé 140e en 2013. Certaines régions du pays sont encore inaccessibles par la route, la partie nord de la Likouala par exemple, et les offres d’emplois se limitent souvent à celles de vendeurs de fruits et légumes ou de cartes Airtel prépayées, bien loin des circuits de l’économie formelle.

 

Malgré plusieurs tentatives, aucune proposition de rendez-vous avec Denis Sassou Nguesso ou ses plus proches conseillers n’a abouti. D’autres interlocuteurs ont néanmoins accepté de raconter leur Congo.  

 

Une ascension musclée

 

Lorsque je lui demande comment le chef de l’Etat a pris les rênes du pays, Tomáš me coupe la parole : « c’est très simple, il est arrivé par les armes et se maintient au pouvoir également par les armes. » Le cynisme de Tomáš, diplomate auprès d’une chancellerie occidentale à Brazzaville depuis plusieurs années, tranche avec sa bonhommie. « Il a toujours habilement jonglé entre ses fonctions militaires et politiques. Il a commencé tôt et a su attendre son tour quand il le fallait et saisir les opportunités quand elles se présentaient. »

 

La biographie publiée sur son site officiel [sassou.net] abonde en ce sens. Vingt-trois dates pour résumer une vie. L’ascension est fulgurante et linéaire. Né en 1943, il devient sous-lieutenant à 19 ans, lieutenant à 21 ans, capitaine à 25 ans, commandant à 30 ans, colonel à 35 ans et enfin général d’armée à 46 ans. Maurice Spindler, son professeur de lettres au collège normal Raymond Paillet, à Dolisie, qui lui a conseillé d’opter pour une carrière militaire plutôt que pour l’enseignement, a vu juste. Mais Denis Sassou Nguesso ne se satisfait pas de l’armée et s’intéresse très tôt à la gestion des affaires civiles.

 

Avec Marien Ngouabi, l’ancien capitaine du groupement aéroporté de l’Armée Populaire Nationale (APN) dont il a été membre, il crée le Parti Congolais du Travail, le futur parti unique d’obédience marxiste léniniste. Après l’intermède assuré par Joachim Yhombi-Opango, il lui succède à la tête de l’Etat en 1979, à 36 ans, dans des circonstances encore troubles.

 

« Marien Ngouabi vient de terminer son repas avec son fils dans sa « case-résidence », sa maison au sein de l’Etat major des forces armées, le 18 mars 1977, lorsqu’il est assassiné » reprend Tomáš. « Or, c’est Denis Sassou Nguesso, alors ministre de la Défense, qui a la responsabilité de sécuriser l’endroit. » Dans un télégramme daté du 9 janvier 1978 et publié par Wikileaks, les diplomates américains relatent le procès des présumés responsables de l’assassinat. Et leur « surprise of first day » de ne pas voir le premier jour certains des accusés. Selon la rumeur rapportée par les représentants des Etats-Unis, plusieurs prévenus menaçaient de dévoiler les noms de ministres congolais impliqués dans la disparition de Marien Ngouabi, y compris ceux de membres du Comité Militaire comme Denis Sassou Nguesso. « Cette affaire est aujourd’hui oubliée. Déjà à l’époque, il avait pris soin d’apparaitre comme le fils spirituel de Ngouabi pour dissiper tout malentendu. C’est même lui qui a lu son oraison funèbre. »

 

Nous sommes assis à la terrasse de Mami Wata, un des restaurants huppés de la ville. Le fleuve Congo charrie son eau marron quelques mètres plus bas. Sur l’autre rive, Kinshasa et ses imposants gratte-ciel. Tomáš attend que la serveuse s’éloigne et aborde une autre période de la vie du président Sassou, celle des années 1990 et de la transition démocratique.

 

En 1989, le mur de Berlin s’écroule et entraine rapidement dans sa chute l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Les secousses se ressentent jusqu’à Brazzaville. Selon la biographie officielle du chef de l’Etat, « sa capacité d’adaptation aux situations l’amène [alors] à ouvrir le pays à la démocratie multipartite ». « Il n’avait pas le choix ; le pays était au bord de l’implosion », répond le diplomate. « Du fait de la première grève générale de l’histoire du pays, en 1990, des pressions de l’ancienne puissance coloniale, la France, et de l’exemple du voisin gabonais et de sa conférence nationale, il était acculé. » Avec comme conséquence principale l’organisation des premières élections démocratiques, en 1992, au terme desquelles Denis Sassou Nguesso n’arrive qu’en troisième position. Loin de « lâcher les rênes du pouvoir pour faire place à l’alternance » comme indiqué sur son site internet, il se lance dans un hasardeux jeu d’alliances et de contre alliances. « Sa tentative de passage en force en 1993-1994, après sa défaite aux élections, a été un échec, celle de 1997 une réussite. » Revenu de France où il s’était exilé volontairement, Denis Sassou Nguesso reprend en effet le pouvoir le 25 octobre 1997 et s’autoproclame président après plusieurs mois de guerre civile et alors que de nouvelles élections, finalement annulées, devaient avoir lieu. « De là à parler d’un coup d’Etat… » lance Tomáš avec un sourire entendu.

De ces années passées dans l’ombre, Denis Sassou Nguesso garde le titre de « cobra suprême », référence directe au surnom de sa milice, et une conception personnelle de la démocratie. Reconduit en 1984, 1989, puis 2002 et 2009, il a en effet une relation au pouvoir des plus singulières.

 

Tous les réseaux sont bons.

 

Fonctionnaire international, ancien énarque rentré au Congo, un peu philosophe, très bien introduit, Manassé Loamba est un personnage passionnant. On l’écouterait avec plaisir parler pendant des heures de son pays, des changements dont il a été témoin et de ceux qu’il appelle de ses vœux. Notre premier entretien ne dure pourtant que quelques minutes. Dans son costume gris, il m’apparaît gêné. En guise de réponse, seulement des mots clés : « réseaux », « famille », « clan », « mainmise ». Il finit par invoquer une réunion et, tout en me raccompagnant dans la rue, me glisse: « renseignez-vous un peu sur son entourage et vous comprendrez comment le système tient. »

 

Au Congo, des termes comme « cousin », « frère » et « fils adoptif » sont utilisés fréquemment et sans réelle considération généalogique. Les noms composés et les multiples références géographiques appellent d’incessantes vérifications. Passées les premières difficultés, le constat est sans appel: le contrôle du président Sassou sur son pays est quasi absolu. Ses proches sont partout, occupant l’essentiel des postes qui comptent dans l’administration et le secteur privé. Au total, une quarantaine de personnalités semblent veiller à la destinée du Congo et toutes ont un lien spécial avec Denis Sassou Nguesso, familial ou ethnique.

 

La composition du gouvernement, notamment, surprend. Le ministre de la justice, Aimé Emmanuel Yoka, est son oncle. Celui de l’économie et des finances, Gilbert Ondongo, son neveu adoptif. Bruno Jean Richard Itoua, le ministre de la recherche, est son neveu, tout comme Jean Jacques Bouya, le ministre chargé de l’aménagement du territoire. La perception des douanes relève de la compétence de Jean Alfred Onanga, là encore un de ses oncles. Sa fille Claudia gère sa communication, quand Edgard Serge Rufhin Nguesso, un neveu, administre le domaine présidentiel. Même les tentes utilisées lors d’événements publics, banquets et séminaires, sont louées par une autre de ses filles, Ninelle.

 

Représentant environ 65 % du produit intérieur brut, le secteur pétrolier n’est pas en reste. Ainsi, le fils du président, Denis Christel Nguesso, est le directeur général adjoint de l’aval pétrolier. Quant à la Société Nationale des Pétroles du Congo (SNPC), acteur central chargé de revendre sur le marché international la part de la production pétrolière revenant à l’Etat congolais, son directeur général, son adjoint et le président de son conseil d’administration sont tous des neveux du chef de l’Etat. Les secteurs du bois, de l’électricité, des transports, de la pêche, du tourisme, des médias et des banques sont aussi concernés.

 

Au cours de notre deuxième rencontre, lorsque je lui fais part de ces éléments, Monsieur Loamba se retient d’abord de réagir. Je le vois néanmoins s’agiter sur sa chaise et à deux reprises je suis persuadé de capter des mouvements de sa tête, comme s’il acquiesçait. Puis il s’emporte: « le Congo est un Etat Mbochi ! ». Les Mbochis, l’ethnie du président, résident majoritairement dans le nord du pays et représentent environ 15 % d’une population également composée des Kongos du sud et des Tékés de Brazzaville et du centre. « En plaçant son entourage aux positions clés, le chef de l’Etat fait en sorte de contrôler les principales institutions et sources de revenus du pays. Ainsi, les éventuels contestataires ne peuvent ni se faire entendre, ni même exister. Cela lui permet également de surveiller ses proches ; ils dépendent tous de lui. » La discussion s’engage enfin.

 

Au fil des minutes, Manassé Loamba dessine avec ses mots un pays où tout est centralisé entre les mains de son leader. « Denis Sassou Nguesso utilise tous les réseaux possibles. La famille et l’ethnie sont les deux premiers. Vient ensuite la franc-maçonnerie. On dit même que les décisions les plus importantes ne sont pas prises en Conseil des ministres mais au sein des loges. » Loin d’être taboue, l’appartenance à la maçonnerie est au contraire brandie avec fierté. Le président lui même ne s’en cache pas [https://www.youtube.com/watch?v=1IPCY8ahO7s]. « La lutte politique entre le président Sassou et son prédécesseur, Pascal Lissouba, ressurgit même sur ce terrain. Sassou et plusieurs de ses ministres seraient affiliés à la Grande Loge du Congo, proche de la Grande Loge Nationale de France, tandis que Lissouba et ses alliés font partie du Grand Orient du Congo Brazzaville. »

 

Intégrer le système n’est pas donné à tout le monde. Et ceux qui tentent de s’y opposer sont rares.

 

« Opposition fantoche contre opposition réelle »

 

Au premier essai, le son ne fonctionne pas. Puis, c’est l’image qui saute. À la troisième tentative, le visage de Franck apparaît presque nettement sur mon écran d’ordinateur. « Désolé, c’est toujours pareil avec Skype ; le débit de ma connexion est trop lent » s’excuse-t-il. Nous ne nous étions pas contactés depuis mon départ de Brazzaville, il y a quelques mois.

 

Franck N’Zila Malembe est âgé de 35 ans et a passé presque la moitié de sa vie à lutter contre la politique du président Sassou. « Je crois que je suis né avec ça dans le sang » me dit-il en riant. Rien pourtant ne l’y destinait, lui dont le père était policier. Convaincu de son avenir présidentiel, il commence par faire entendre sa voix sur Facebook. Puis il rejoint l’opposition, l’UDR-Mwinda (Union pour la Démocratie et la République) d’abord, le Rassemblement pour la Démocratie et le Développement (RDD) ensuite. Sa pugnacité et son sens de la négociation le conduisent rapidement à la tête de la commission d’évaluation interne du parti. Benjamin des candidats aux élections législatives de 2012, il est finalement battu. Aujourd’hui, il veut « faire descendre les Congolais dans la rue ». En attendant, il distribue des tracts appelant à plus de démocratie. « Sassoufit » en en-tête. « C’est facile mais ça marche ! » s’amuse-t-il. Pas vraiment besoin de cela : « avec les élections présidentielles qui approchent [prévues en 2016], la conscience politique des gens s’éveille. Ils sont plus réceptifs. »

« Au Congo, il faut distinguer deux types d’opposition ». Plus une once d’humour, Franck retrouve son sérieux. Son discours est clair, logiquement articulé. Un mouvement sec de la main marque la fin de chacune de ses phrases. « D’un côté, il y a celle pilotée par le pouvoir lui même, « l’opposition fantoche », qui donne l’impression d’une véritable démocratie ». La scène politique congolaise présente en effet des singularités. En 2007, le Mouvement Congolais pour la Démocratie et le Développement Intégral (MCDDI) conclut par exemple un accord électoral avec le Parti Congolais du Travail bien qu’il se soit déclaré jusqu’alors dans l’opposition. Son secrétaire général, Guy Brice Parfait Kolelas, intègre même le gouvernement. Le Parti Congolais pour le Renouveau (PCR), quant à lui, a accepté de se fondre dans le parti de la majorité, faisant fi de son allégeance passée à Pascal Lissouba que son président, Grégoire Lefouaba, avait servi en tant que ministre.

 

Franck poursuit : « de l’autre côté, l’opposition réelle, elle, se réduit comme une peau de chagrin. » Manque de moyens, pressions diverses, les maux sont nombreux. « Le pouvoir ne nous laisse pas de répit et cherche à nous asphyxier. En juin dernier, une trentaine de policiers en civil a même fait irruption lors d’une de nos réunions. De nombreux participants ont été battus et arrêtés. » Franck inclus. En dépit des relations de son père, il a lui aussi été interrogé pendant une semaine dans les locaux de la Direction générale de la surveillance du territoire. « La pression est constante. Ils veulent que nous abandonnions notre combat et sont prêts à tout pour cela » raconte-il. « Plusieurs membres de l’opposition ont finalement décidé, du jour au lendemain, de soutenir Sassou. On les a vus ensuite au volant de grosses berlines… »

 

2016

 

« La marche vers les élections présidentielles va être passionnante mais la fin risque d’être décevante » continue l’opposant. Les articles 57 et 58 de la Constitution de 2002 sont explicites et le président Sassou ne peut plus se représenter, ayant atteint la limite d’âge et rempli le nombre de mandats consécutifs autorisés. « Il a lui-même organisé des consultations, y compris avec nous, l’opposition » explique Franck, « mais ce n’est un secret pour personne : son clan veut modifier la Constitution pour qu’il reste en place. » Quand je lui évoque les précédents burkinabé et burundais qui virent les populations se soulever, parfois violemment, face à de telles tentatives de réforme, le trentenaire fait la moue. « Malheureusement je n’y crois pas trop. Même si la population est jeune [41% de la population a moins de 15 ans], le souvenir de la guerre civile est encore vif. Personne ne veut revivre ça. Et aujourd’hui, il existe peu de solutions alternatives viables ; l’opposition est trop fragile. »

 

D’autres scénarios sont évoqués : chaque jour le nom d’un nouveau successeur potentiel est avancé [celui de Jean Dominique Okemba reste néanmoins le plus fréquemment cité] et une possible transmission du pouvoir du père au fils, Denis Christel Sassou tenant la corde, est même imaginée. « Ils l’ont bien fait chez nos voisins, au Gabon et en République Démocratique du Congo. En réalité, Sassou est le seul à savoir ce qu’il compte faire. Une nouvelle fois, c’est le faiseur de rois » soupire Franck.

 

« Seules des pressions venues de l’extérieur pourraient réellement influer sur le débat. La diaspora et les pays étrangers ont un vrai rôle à jouer » conclut-il. Certains événements récents répondent à ses attentes. Le 3 juin 2015, à la sortie de son entretien avec le ministre congolais des Affaires étrangères, Tom Malinowski, le sous-secrétaire d’Etat américain à la démocratie et aux droits de l’homme tweete : « la République du Congo a l’opportunité de conduire à son terme une transition démocratique pacifique qui renforcerait sa stabilité et servirait d’exemple dans la région » [traduction de l’auteur]. Une position toutefois loin de faire l’unanimité.

 

L’homme « indispensable »

 

« Le cas du Congo est très sensible ». Je profite d’un de ses passages à Paris pour retrouver Tomáš, un an près notre dernière rencontre. « La majorité des chancelleries serait favorable à un changement. Seuls Teodoro Obiang en Guinée Equatoriale et Paul Biya au Cameroun sont aux affaires depuis plus longtemps que lui ! À 71 ans et après trente-et-une années à la tête de l’Etat, il mérite bien un peu de repos. » Tomáš manie toujours aussi aisément l’ironie. « Mais le temps où les pays occidentaux décidaient du sort des hommes politiques africains est révolu. Qui plus est, Denis Sassou Nguesso sait se rendre indispensable sur la scène internationale. Regardez ce qui s’est passé en France. »

 

Le 7 juillet dernier, le président Sassou est reçu par son pair, François Hollande. Une cinquantaine de Congolais crient leur colère rue du Faubourg Saint Honoré. « Non à la dictature » lit-on sur des banderoles. Des cartons rouges sont brandis haut. Pourtant, les questions de politique intérieure congolaise ne sont officiellement pas abordées. Le communiqué publié sur le site internet de l’Elysée à l’issue de la rencontre ne mentionne que trois points : la crise en Centrafrique, la réforme des institutions africaines et la conférence climat prévue à Paris à la fin de l’année. Quinze lignes lourdes de sens. Sur ces trois dossiers, Denis Sassou Nguesso est devenu un acteur majeur, forçant ses interlocuteurs à reléguer les autres sujets au second plan.

 

Impliqué dans la libération de Nelson Mandela venu le remercier en personne à Brazzaville, il s’est depuis construit une image internationale. Les crises en Libye, RDC ou Centrafrique sont autant d’occasions pour lui de montrer ses qualités de médiateur et d’homme d’Etat. Son élection à deux reprises à la tête de l’Union Africaine et son engagement récent en faveur de la protection de l’environnement, marqué par l’organisation en 2011 à Brazzaville du « Sommet des trois bassins forestiers tropicaux », y contribuent également.  

 

« Dans ces conditions, il est très difficile de lui demander de quitter le pouvoir. Sans compter les intérêts économiques en jeu » reprend Tomáš. « Tout le monde veut sa part du gâteau et trop le critiquer reviendrait à s’auto-exclure de la partie. » Fort de ses ressources pétrolières et forestières, le Congo se sait convoité. La France, compte tenu de sa position passée, a un avantage. Ainsi, c’est le groupe Total, en partenariat avec l’américain Chevron, qui exploite 60% du marché pétrolier congolais, devant son concurrent italien ENI. Mais l’intérêt des pays émergents croît et il n’est pas rare de traverser dans les zones reculées du pays, comme la Sangha, un camp de travailleurs chinois ou brésiliens s’employant à l’édification d’une route, d’un pont. Signe de cette ouverture, le Congo a financé la construction d’une école dans la région chinoise de Yushu frappée par un important tremblement de terre en 2010. Son nom ? « L’école primaire de l’amitié sino-congolaise Denis Sassou Nguesso ».

 

Le paradoxe congolais

 

« Ce jeu politique, diplomatique et économique ne doit pas faire oublier ceux qui en sont exclus, les principales victimes, c’est-à-dire la majorité des Congolais. » Le constat est brutal ; Tomáš insiste. « C’est le paradoxe congolais, un pays riche mais une population globalement pauvre [selon le Programme des Nations Unies pour le Développement, 46,5% de la population vivent avec moins de 1,25 dollars par jour]. Utilisation douteuse de l’argent public, croissance qui ne profite qu’à ceux du « clan », absence de transparence… les explications ne manquent pas. »

 

La gestion des revenus pétroliers, en particulier, pose problème. Alors qu’il a adhéré dès 2004 à l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE), le Congo n’a atteint les objectifs initialement fixés pour 2010 qu’en 2013. Par une décision du 9 juin 2011, le conseil d’administration d’ITIE lui avait même refusé le statut d’ « Etat conforme », arguant du manque de transparence des comptes de la Société Nationale des Pétroles du Congo. Certains observateurs parlaient alors de fuites de l’ordre de 600 à 700 milliards de francs CFA (environ 1 milliard d’euros) par an.

 

Dans le même temps, les accusations de détournement de fonds publics se font de plus en plus pressantes. En 2010, la Cour de cassation française autorise ainsi la poursuite des investigations lancées dans la foulée de la plainte déposée par Transparency International France. Celle-là porte sur l’acquisition jusqu’en 2008 d’un certain nombre de biens par le président Sassou et ses proches: leurs cent-douze comptes en banque et vingt-quatre propriétés détenus en France ont éveillé des soupçons.

 

« La situation serait même pire à l’intérieur du Congo ; les suspicions n’existent pas qu’à l’étranger » rapporte Tomáš, légèrement embarrassé. À Brazzaville, le président posséderait, en son nom propre ou par l’intermédiaire de prête-noms, deux des principaux hôtels de la ville, ainsi qu’au moins un restaurant et un supermarché, en plus de parts dans le capital de nombreuses entreprises.

 

 

L’amertume de Samuel, le vendeur de Primus, n’est pas près de disparaître. À peine les élections présidentielles prévues dans le courant de l’année 2016 pourront-elles l’atténuer. Tout dépend de leur issue. Une visite d’Oyo, au contraire, risquerait de l’accroître. Né dans la région de la Cuvette, dans le village d’Eko, le président Sassou a fait d’Oyo, la ville la plus proche, la vitrine de sa force. C’est l’exemple le plus probant de son usage du pouvoir.

 

Depuis Brazzaville, il faut remonter la Route Nationale 2 vers le nord, sur environ 400 kilomètres. L’aéroport international d’Ollombo marque la limite basse de la ville. Flambant neuf, couvert de vitres bleu émeraude, il peut accueillir autant de voyageurs que celui de Marseille. Un peu plus loin, des ouvriers chinois et congolais s’affairent, au milieu d’échafaudages et de puissants camions chargés de sable. L’hôpital général d’Oyo est encore en travaux mais il doit, à terme, devenir un des hôpitaux les mieux équipés d’Afrique centrale. L’hôtel Palace Alima, lui, est en service depuis deux ans déjà. Hôtel 5 étoiles de 116 chambres et 6 suites, dont les deux présidentielles à 2286 euros la nuit, il domine la rivière dont il tire son nom. Les lustres rutilent mais aucune ombre humaine ne passe derrière les vitres. En dépit de l’apparition de ce gigantesque bâtiment, les habitants n’ont rien changé à leur routine et continuent de vendre, sur les rives, mangues, bananes et « viandes de brousse », singe compris.

 

En traversant le centre-ville, on est surpris par l’état des routes : larges, bitumées, propres. D’imposantes villas bordent les trottoirs couverts de parterres de fleurs de la rue principale. Les routes parfois chaotiques de la capitale sont loin.

 

À la sortie nord trône le complexe omnisports, gymnase aux dimensions hors-normes (seize mètres de haut) inauguré en 2013 et censé pouvoir accueillir deux mille personnes. Soit près de la moitié de la population de la ville. Avec ses cinq mille habitants recensés, Oyo est loin d’être une métropole. Pas même la capitale administrative de sa région.

 

Dix minutes de voiture plus tard, c’est la laiterie d’Alima et l’usine d’eau minérale d’Okiessy, deux bâtisses dont l’éclat et la modernité tranchent dans ce décor de prairies buissonneuses laissant entrevoir la forêt tropicale. Puis viennent de vastes champs où paissent des centaines de bovidés.

 

Enfin, en bifurquant à droite, une piste de terre rouge mène à l’élevage d’Opokania. Elles se tiennent là, majestueuses, impressionnantes, avec leurs yeux larges et globuleux et leurs pattes aux muscles tendus. Les fils barbelés qui font office d’enclos, enroulés à des bouts de bois dont la hauteur n’excède pas celle de la base de leur cou, ne rassurent pas. Alors quand l’une d’elles déploie soudain ses ailes en avançant, battre en retraite est évident.

 

« Ne vous inquiétez pas ! » s’écrie leur gardien. « Il faut simplement faire attention aux griffes de leurs pieds. » Avec son t-shirt vert qui lui mange les épaules, son jean noir usé jusqu’à la corde et ses bottes boueuses, il a à peu près l’air de tout sauf de l’idée qu’on peut se faire d’un employé présidentiel. Pourtant, c’est bien lui, Chris, la quarantaine, qui a la charge de veiller sur l’élevage d’autruches personnel de Denis Sassou Nguesso. « Elles appartiennent toutes au président ! Les bœufs et les vaches des champs d’à côté aussi » s’exclame-t-il fièrement.

 

Ouvert le 22 avril 2006, l’élevage comprend désormais plus de soixante-dix têtes réparties dans des enclos d’une dizaine d’ares. Mieux vaut ne pas insister sur les onze ratites disparus au cours des derniers mois, « victimes des animaux de la brousse ». Il convient davantage de féliciter Chris pour les dernières naissances, une vingtaine d’autruchons. « Les petits ont passé le cap des neuf mois ; il n’y a plus rien à craindre pour leur survie » se réjouit-il, un sourire passant furtivement sur son visage endurci. « Le président lui-même m’a félicité. Il vient souvent visiter l’élevage, y compris avec des chefs d’Etat étrangers. Il dit que c’est à partir d’ici que rayonne le Congo. »

 

 

 

* J'ai rédigé cet article dans le cadre du concours organisé par la Revue XXI pour les jeunes reporters en 2016. 

 

À leur demande, les noms de Tomáš et Manassé Loamba ont été modifiés.

Parti travailler quatre mois en 2011 à Brazzaville pour le compte d’une organisation internationale, j’ai eu sur place un accès privilégié à un certain nombre d’informations dont une sélection est présentée ici. Après ce premier séjour, je suis retourné deux fois au Congo. Mes recherches se sont également poursuivies à Paris.

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