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Du haut de l'estrade* 
Témoignage - Responsabilité de juger & droit d'asile (2017)

À portée de ma main gauche, mon Stabilo Boss – le jaune ou le vert, je ne sais plus – et mon stylo, posés sur mon cahier à spirale, rouge celui-là. Près de celle de droite, mes notes préparatoires et quelques cartes. Face à moi, l’ordinateur déjà allumé, n’attendant que mes identifiant et mot de passe. Après plusieurs tentatives, j’arrive à régler la hauteur de mon siège. Plutôt confortable d’ailleurs. Il est 8h50 et je suis encore seul dans cette salle 16. La nuit a été courte, à peine trois ou quatre heures de sommeil pendant lesquelles mon inconscient a jonglé avec les treize dossiers du jour. A interverti les noms, les photos, les histoires. Désormais bien assis, les idées remises à peu près à leur place, j’attends. J’essaie de me détendre, force un sourire, resserre mon nœud de cravate. Puis, ils arrivent, les uns après les autres, et prennent place, après avoir brièvement serré ma main tendue, sans plus de formalité. Le Président, le second juge assesseur, le rapporteur et la secrétaire. À 9 heures précises, l’audience est déclarée ouverte.

 

Dans la foulée, le premier demandeur d’asile sur la liste du jour s’installe, entouré de son avocat et d’un interprète. Il a l’air perdu, angoissé. Lui aussi a du passer une sale nuit. Résumé du dossier, traduction, questions posées par les deux autres juges, tout se passe comme prévu, comme je l’ai appris. Arrive alors mon tour. En piste. Je monte sur le fil. Pour éviter l’humiliation, le crash dès les premiers centimètres, je débute avec les formules de rigueur, histoire de poser un peu ma voix, que mes pieds épousent la forme du câble. Regard à droite « Merci Monsieur le Président », regard en face « Bonjour Monsieur ». Puis, je m’accroche à mes notes, lis les questions préparées la veille. J’avance prudemment. Comme j’obtiens les réponses souhaitées, je m’enhardis, me détache de mes papiers. Je me verrais bien désormais rester des heures au-dessus de ce vide, essayer une figure. Mais le prochain acrobate est déjà prêt. Je décide alors de lui céder la place, rends la parole et l’avocat d’entamer sa plaidoirie. Mon dernier pied quitte le fil. À défaut d’avoir été brillant, je suis toujours vivant.

 

Un second demandeur suivra, puis un troisième, et ainsi de suite. La journée se poursuit, sans heurts ni surprises. Elle touche presqu’à sa fin, lorsqu’elle arrive. Madame X.[1], Tchétchène d’à peine vingt ans. Dès son entrée dans la salle, une boule se forme entre mon estomac et ma gorge. Première femme de la journée à passer devant nous. Surtout seule femme face à ces trois juges hommes. Elle est de toute évidence mal à l’aise. La froideur de son regard m’impressionne. De ses paroles, semblent pourtant transparaitre une énergie, une rage folles. Puis, soudainement, elle fond en larmes. Viols, enlèvement de sa mère, Kadyrov, menaces sur ses frères, tout sort. Alors, lorsque le Président se tourne vers moi, c’est branle-bas de combat. Je ne suis absolument pas disposé à remonter en scène. J’opte par conséquent pour la traversée du fil en courant. Evidemment, mes mots s’emmêlent, mes questions n’ont pas de sens ; je rougis, balbutie, puis m’écrase dans le filet. Cette fois, je ne rends pas la parole mais m’en débarrasse au plus vite. Merci, au revoir. Je me réjouis d’avoir devant moi un écran derrière lequel me cacher. Ça y est, il est temps que cette journée se termine. Faute de pouvoir plonger dans un lac ou une rivière et d’y maintenir la tête sous l’eau, à la recherche du silence le plus profond possible, du vide le plus complet, je m’engage à le faire sous mon robinet. J’ai hâte de rentrer chez moi, de passer à autre chose.

 

Mes collègues m’avaient prévenu : on garde toujours au moins un souvenir de sa première audience. Une règle de droit méconnue, un point de géopolitique que l’on ne maitrise pas. Pour moi, ce fut un élément humain.

 

Tels furent mes débuts à la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA). C’était le 30 mars 2016, la première fois que je siégeais en tant que juge. J’avais vingt-sept ans. Quatre-vingt cinq audiences et huit cent dix dossiers plus tard, me voilà.

 

 

Parcours croisés

 

La parole est au juge ! Après les demandeurs d’asile, enfin arrivés au bout d’une des pages les plus tristes de leur histoire et régulièrement amenés à la relater. Après leurs avocats, au verbe haut et libre, attirant la lumière. Après les pro et les anti, occupant souvent les rues. Après « les Français » ayant exprimé leur opinion dans tel ou tel sondage. Place à cet être souvent perçu comme froid, distant et implacable. Censé trancher, décider, dire si on a affaire à cet acceptable réfugié ou cet inquiétant migrant économique. En réalité lui-même partagé, tiraillé et un peu seul aussi.

 

Avant cela, imaginons que vous venez du Soudan, d’Haïti, d’Albanie ou d’ailleurs. Vous arrivez enfin en France, délesté de ce que votre voyage vous a coûté. Vous décidez de demander l’asile, de tout faire pour être reconnu comme réfugié et être ainsi protégé. Car oui, on ne se décrète pas réfugié, malgré ce que vos proches déjà arrivés à destination vous ont dit ou ce que vous avez entendu à la radio, lu sur Facebook. Il faut une décision officielle. Pour l’obtenir, votre parcours sera plus ou moins long, plus ou moins pénible.

 

Si vos empreintes ne parlent pas trop, on vous remettra en préfecture un formulaire bleu. Vous aurez alors vingt-et-un jours pour le remplir. Avec vos nom, prénoms, situation familiale. Et surtout votre histoire, votre « récit ». Vous expliquerez de quoi vous avez peur en cas de retour « chez vous », qui vous en veut, pourquoi. Puis vous attendrez. Longtemps. Enfin, elle arrivera, cette tant attendue convocation à votre entretien à l’OFPRA[2]. Tant attendue mais aussi tant redoutée. Vous prendrez donc le RER A, l’estomac noué. Arrêt Val de Fontenay. Vous passerez sous le pont du périph’, jusqu’à atteindre le haut bâtiment de verre, en face de la BNP Paribas. Là, dans un box d’environ quatre mètres carrés, vous aurez en gros soixante minutes pour vous faire plus précis. Objectif : démontrer que vous remplissez les conditions pour être considéré comme un « vrai » réfugié, que votre histoire rentre dans les cases prédéfinies. Finalement, il n’y en a pas tant que cela. Elles tiennent en un court paragraphe, écrit en 1951 mais toujours d’actualité[3]. Vous reviendrez donc sur vos « craintes », sur les « persécutions » que vous pourriez subir ; vous direz si la cause de celles-ci est votre religion, votre nationalité, votre origine ethnique, vos opinions politiques ou votre appartenance à un « certain groupe social » – entendez par là personnes homosexuelles, ou fuyant l’excision ou un mariage forcé par exemple – vous  préciserez n’avoir rien commis de répréhensible avant votre fuite, et enfin vous expliquerez pourquoi les autorités de votre pays, le Soudan, Haïti, l’Albanie ou un autre, ne pourraient pas vous protéger aussi bien que celles de la France.

 

Si les cases sont cochées, c’est gagné. Sinon, il faudra trouver en vous, au fond de vous, encore un peu de patience, de courage car c’est reparti pour un tour. Vous aurez droit à une seconde chance. Vous ferez appel, un avocat vous aidera cette fois. Vous languirez encore. Enfin, vous arriverez à la Cour Nationale du Droit d’Asile, à Montreuil, en proche banlieue parisienne. C’est facile à trouver, il n’y en a qu’une en France.

 

Dès le portique de sécurité du 35 rue Cuvier franchi, vous vous direz qu’il ne s’agit pas d’un endroit comme un autre. Que ce n’est pas la « vraie France ». Vous serez en effet entouré d’une multitude de gens, aux peaux de toutes les couleurs. Vous entendrez peut être parler votre langue, en découvrirez sûrement d’autres. On vous demandera alors de patienter dans les salles d’attente. Vous verrez des bébés pleurer, des adultes faillir, des avocats revêtir leur robe. Le vôtre vous rejoindra rapidement, vous dira de bien éteindre votre téléphone et vous les indiquera du bout des doigts, les juges, qui passeront et repasseront de temps à autre, un gobelet à la main. Vous trouverez le temps long. Du coup, vous irez aux toilettes. Vous y rencontrerez tous ceux de tout à l’heure, les avocats, les juges, les autres demandeurs d’asile. Vous rirez au fond de vous, en vous disant qu’au moins ici, on est tous égaux.

 

Puis, on viendra vous chercher. Alors, vous pénétrerez dans une des dix-neuf salles d’audience. Vous attendrez encore quelques minutes, assis au fond. Vous vous direz que le décor est plutôt agréable. De la moquette au sol, du bois au mur, vous craigniez pire. Vous serez tout de même un peu à l’étroit, un peu serré sur le banc ; on vous a prévenu, les audiences sont ouvertes au public : étudiants, journalistes, membres d’associations ou simples curieux, tout le monde peut venir. Vous tenterez malgré tout d’écouter le dossier d’avant pour oublier votre stress. Vous envierez la personne qui répond aux juges, au moins elle en a bientôt terminé. Puis celle-ci se lèvera et votre avocat vous fera signe d’avancer. Vos jambes se feront lourdes. Peu importe, ça y est, c’est l’heure.

 

Vous le savez, mieux vaut que ça marche cette fois. Votre avocat vous l’a dit, c’est votre dernière chance, le bout du quai. En écoutant le résumé qui est fait de votre histoire, vous noterez qu’on ne vous appelle plus « demandeur d’asile » mais « requérant ». Puis vous oserez lever la tête et jeter un regard devant vous, en direction de cette petite estrade, distante d’à peine un mètre. Selon votre situation, vous aurez en face de vous un ou trois juges, peut-être moi.

 

 

Légitimité en chantier

 

« Ah, mais vous êtes bien jeune ! ». « Excusez moi, mais quel âge avez-vous ? ». Des phrases de ce type, j’en ai beaucoup entendu, surtout lors de mes premiers mois à la Cour. On m’avait mis en garde, je m’y étais préparé. Plus jeune juge en fonction, j’avais en effet des chances que mon âge et mon parcours soulèvent autant d’interrogations de la part de mes collègues que ceux des personnes que nous avions en face de nous.

 

Magistrats de formation et de carrière, conseillers d’Etat, auditeurs à la Cour des Comptes, anciens ambassadeurs ou préfets, les autres juges donnent chaire à l’expression consacrée, surtout lors d’oraisons funèbres, « plus hauts serviteurs de l’Etat ». La Nature les honore d’un âge souvent canonique et la Nation de sa reconnaissance. Il n’est ainsi pas rare que je sois le seul à siéger sans rosette bleue ou rouge à ma veste.

 

Juger avec des ainés n’est pas chose aisée ; juger des ainés l’est encore moins. L’immense majorité des requérants est en effet au moins aussi âgée que moi, généralement plus. De l’âge de mes parents par exemple. Cette pensée, qui aime à s’inviter régulièrement dans mon cerveau, est très efficace pour maintenir les deux pieds bien au sol.

 

C’était en novembre dernier. Une mère ukrainienne tentait d’expliquer pourquoi son fils et elle avaient quitté le Donbass. Pour protéger ce dernier d’un enrôlement forcé, par l’armée régulière, les indépendantistes ou n’importe qui d’autre à la recherche de combattants. Ce fut la première personne à me prendre directement à partie. Au bout de plusieurs minutes d’échange, elle interrompit ainsi mes questions et me demanda : « et vous, est-ce que votre mère vous aurait laissé vous faire tuer ? Moi aussi, je veux qu’il ait une vie normale, celle d’un jeune comme vous ». Il faut ramer à contre courant quelques instants après ça pour remonter sur son siège de juge.

 

Juriste de formation, bien diplômé, j’ai rapidement placé la question de l’asile, des migrations et des zones de conflit au cœur de mon parcours. Apparu dans le chaos libanais, consolidé sous la dictature congolaise, démultiplié dans le désespoir afghan, entériné dans la marche arrière égyptienne, la fuite en avant turque, cet attrait, cet intérêt pour les problèmes du monde s’est poursuivi dans le vent de la « Jungle » de Calais et perdure aujourd’hui au contact des Kurdes de Syrie. À ceux qui s’en émeuvent, je réponds souvent que certains médecins préfèrent les accouchements, alors que d’autres se consacrent à lutter contre le cancer ; je serais plutôt de cette seconde catégorie.

 

Siéger à la CNDA peut donc être perçu comme une suite logique et la question de ma légitimité ne m’est plus renvoyée aujourd’hui, après seize mois d’exercice. Jusqu’à presque devenir un atout, autorisant une relative proximité, certains juges à m’appeler par mon prénom, à me parler de leur passé, de leurs enfants – relation privilégiée adoucissant les délibérés. J’ai l’impression que les demandeurs d’asile, eux aussi, ont fini par y trouver leur compte, et je surprends parfois leur regard lourdement posé sur moi, comme si mon jeune âge constituait une bouée à laquelle se raccrocher, une porte ouverte dans laquelle s’engouffrer.

 

Plus que toute expérience passée, la raison de cette évolution vis-à-vis des autres juges se situe dans l’exercice de responsabilité partagé. Adopter une décision en commun, en « collégialité », dire oui ou non ensemble et l’assumer est en réalité ce qui a permis de faire sauter ces hésitations. Une magistrate que j’affectionne particulièrement, de peu mon aînée, qualifie les délibérés de « moments d’intimité », estime que « défendre sa position sur un dossier revient inévitablement à se livrer un peu, à dévoiler un bout de soi »[4]. Partager un tel moment invite naturellement à dépasser les considérations pratiques, d’âge, de sexe ou d’expérience.

 

 

Vérité relative

 

J’ai longtemps cherché la métaphore traduisant au mieux ce que « prendre la meilleure décision possible » signifiait pour moi. Celle du niveau à bulle me paraît au final la plus adaptée – j’aurais également pu opter pour la balance, mais c’eut été trop facile en matière de justice. Rendre la meilleure décision possible donc – et non la bonne, prétention qui témoignerait d’un excès de confiance – reviendrait à placer la petite bulle d’air au bon endroit, entre les deux traits. D’un côté, rester suffisamment ouvert pour accepter de se laisser convaincre, pour se défaire de ses a priori. De l’autre, conserver sa lucidité, faire confiance à son expérience, à ses connaissances et rester au plus proche de l’esprit du texte à appliquer. Au milieu, la zone de vérité et la décision qui doit en émaner.

 

Davantage qu’acquérir de nouvelles connaissances géopolitiques, réussir à bien placer la petite bulle est ce qui prend le plus de temps. Même à la veille de leur retraite, plusieurs Présidents, magistrats depuis des décennies, m’ont avoué encore y travailler.

 

Juger, décider, c’est jouer à cache-cache avec la vérité. Mais dans la position du chercheur. On sait qu’elle est là, quelque part dans la salle. Peut-être dans les documents en notre possession, plus probablement dans la tête du demandeur d’asile. Tout le jeu consiste à la trouver, à la faire sortir. Pour le bien de la personne assise en face de nous, de sa famille, de la décision rendue, de l’institution de l’asile, de la France, ou que sais-je encore. Le décor est censé nous y aider : ni robes, ni marteaux, ni statues romaines dans la salle, juste une mince estrade et une table nous séparant du requérant ; tout est fait pour créer un environnement propice à l’échange, véritable, direct.

 

Mais dans ce jeu, les obstacles sont nombreux. Le temps imparti d’abord, malheureusement insuffisant, qui nous oblige à aller droit à l’essentiel, en laissant de côté les détails, qui font parfois une histoire. Le poids des différences culturelles ensuite. Le jeune Afghan qui n’ose pas regarder la Présidente dans les yeux parce que c’est une femme. L’agriculteur soudanais pour qui compter les années ou les kilomètres n’a pas de sens. La mère tamoule qui refuse de parler par peur de la communauté cinghalaise présente en France. Sous-jacentes, la barrière de la langue et les pertes dues à la traduction. Difficile de sentir la tristesse, la peur, la joie, quand ces sentiments nous sont seulement rapportés. Mais aussi notre fatigue, l’humeur du jour, tout simplement.

 

Malgré tout, il faut réussir à élaguer au maximum le doute initial pour forger notre intime conviction. Ton plus ou moins conciliant, questions ouvertes ou fermées, relances systématiques ou non, il n’y pas de solution miracle. La recette varie à chaque fois et doit être adaptée le plus rapidement possible. Le moment où une partie de la vérité émerge – du moins ce que j’estime pouvoir être tenu comme tel – arrive généralement après une montée de la tension dans la salle que j’affectionne tout particulièrement : d’abord identifier le noeud du problème, trouver le bon angle pour l’aborder, sans brusquer, sans faire peur, puis obtenir plus d’informations, faire émerger une émotion, consolider son opinion, et enfin tout laisser retomber, calmement. Rester dans le flou en revanche, comme c’est le cas dans de nombreux dossiers, frustre terriblement. Et renvoie à la question du doute. Est-il trop grand pour tout rejeter ? Le peu que je considère pour établi ne suffit-il pas ? L’humilité suit alors de près la vérité.

 

Accepter qu’aucun dossier ne sera jamais parfait, qu’il manquera toujours quelque chose, que son envie de tout savoir ne sera pas assouvie. Finalement, qu’une part d’incertitude subsistera quoi qu’il arrive. Et qu’une erreur est possible.

 

Madame B., vient de l’Etat d’Edo, au Nigéria. Âgée d’à peine 16 ans, elle s’est retrouvée embarquée dans un avion pour la Turquie, puis la Grèce, l’Italie et la France. On lui a promis de devenir coiffeuse, elle est en réalité contrainte à se prostituer. Elle a été trimbalée d’un pays à un autre, jusqu’à échouer à la station de métro Château Rouge. Elle déclare pourtant avoir réussi à s’extirper de son réseau –  condition sine qua non pour être protégée – ne plus travailler dans la rue, fréquenter plusieurs associations. Désormais, elle a peur que son mac se venge, sur elle ou sa famille, restée au pays. Mais il n’y a pas de dépôt de plainte en France ; en plus, ses déclarations sont imprécises, son anglais hésitant. À sa décharge, elle a arrêté l’école à 12 ans et ce qu’elle a dû voir des hommes ne l’aide sûrement pas à se livrer. Alors, où est la vérité ? Les écueils sont facilement perceptibles mais leurs effets ravageurs. Protéger une requérante encore sous l’emprise d’un réseau ou rejeter la demande d’une femme ayant trouvé la force de redevenir libre mais incapable de l’exprimer ?

 

Monsieur et Madame R., eux, sont originaires du Caucase. Issue d’une famille traditionnaliste, Madame était promise à un autre. Amoureuse depuis l’école, c’est pourtant avec Monsieur qu’elle voulait faire sa vie. Ils entament donc une relation secrète, s’envoient des messages, se voient en cachette. Mais finissent par être découverts. Déshonneur, crime, sa famille les pourchasse. Pas de protection possible là-bas : son père est chef de la police, sa belle-famille, de simples paysans. Mais, devant nous, son mari la coupe sans cesse, la corrige, répond en premier. Jusqu’à s’énerver contre elle, la poussant à se refermer complètement, à ne plus oser poser les yeux sur nous. Au final, qui craint-elle vraiment ? Sa famille ou son mari ? Protéger ce dernier ne risque-t-il pas de lui donner une liberté dont elle pourrait pâtir ?

 

Prendre une décision en collégialité, c’est aussi accepter d’être mis en minorité. Nous décidons à trois, deux voix suffisent donc pour l’emporter. Personne ne nous oblige à siéger, en revanche la règle est de signer l’ensemble des délibérations prises, que l’on soit d’accord ou non. Voir alors son nom accolé à une décision à laquelle on ne souscrit pas revient parfois à accepter qu’une force nous dévore de l’intérieur, empiète un peu sur notre humanité, nos valeurs. D’autant que, secret du délibéré oblige, personne ne saura jamais que l’on défendait une autre position, ni le demandeur d’asile, ni son avocat, ni ses proches.

 

 

Plexus solaire et digestion

 

Un Président avec qui je siégeais encore récemment a pour habitude de débuter les entretiens ainsi : « Nous ne sommes pas là pour vous juger mais pour étudier votre demande ». Et c’est tout à fait vrai. Juger l’asile n’est pas juger. Du moins, pas comme on l’entend traditionnellement. Pas de peine de prison, pas d’amende ni de casier judiciaire. Demander l’asile est un droit et en être débouté n’est pas un crime ; notre rôle consiste simplement à dire si l’OFPRA s’est trompé, si la demande doit être acceptée et la personne protégée.

 

Les conséquences de ces décisions sont néanmoins lourdes et chacun en a conscience, les requérants les premiers. D’un côté, la portée symbolique d’être reconnu comme un résistant, face à une dictature ou sa communauté, un titre de séjour, la possibilité de travailler légalement, de gagner sa vie dignement, de sortir de la rue, d’accéder à un logement, d’envisager de retrouver sa famille, bref, de commencer une nouvelle vie. De l’autre, être maintenu dans la précarité, se lancer sur une voie différente de régularisation, à l’issue encore plus incertaine, ou rester caché, loin des gares et des centres villes, sans papiers et sans véritables perspectives d’avenir.

 

Dire oui, inscrire « protection » à côté d’un nom me procure toujours une joie intense, un sentiment du devoir accompli, la satisfaction de la bonne action. « Allez, vas-y maintenant ! Refais ta vie ! ». Mais on redescend vite. Après tout, on ne fait qu’acter une situation, un parcours de vie, des persécutions, des craintes. On ne crée rien, tout est préexistant et notre seule fonction est recognitive. Avec le recul, on se dit qu’on ne fait que rétablir un équilibre – pas du genre du niveau à bulle cette fois, plutôt du style de l’ascenseur à contrepoids. Ce qu’un autre homme a causé, a détruit, on tente de le réparer, d’éviter que cela ne se reproduise. Ça interroge sur le genre humain. Et puis, pour le néo-réfugié, ce n’est qu’une étape franchie de plus, dans un parcours dont il est dur de mesurer l’âpreté. Je ne resterai qu’un des trois juges qui l’auront écouté, entendu, à un moment donné, quelques minutes, en périphérie de Paris, du haut d’une petite estrade. Il oubliera mon nom, mon visage, retiendra son stress, sa tristesse, sa joie. Et poursuivra sa route.

 

« Tu es passé de l’autre côté ». « Je ne sais pas comment tu fais ». « Ça doit être dur ». Ces paroles-là ne proviennent pas d’autres juges mais de proches. On aimerait un peu de réconfort, pouvoir souffler, on nous renvoie souvent à notre responsabilité. Et pour cause, au final, notre travail revient la plupart du temps à dire non, à rejeter les demandes. Autrement dit, à entendre ce dont l’Homme est capable, à mettre des noms, des âges, des visages sur la misère humaine, et d’une certaine façon à contribuer au maintien de cette misère. Peut-être que lui est d’abord venu chercher un meilleur travail ; peut-être qu’elle voulait offrir un avenir plus réjouissant à son enfant. Ce n’est pas du ressort de l’asile mais ça reste la vie, et pas la vie présentée sous son plus beau jour.

 

Face à cela, mon cerveau a été le premier à réagir, à tenter d’ériger une forteresse, ou du moins des murs, protecteurs, si possible salvateurs. À dresser un argumentaire censé m’aider à mieux dormir, à oublier ces regards, parfois humides, parfois durs, parfois défiants, parfois perdus. À me dire que notre décision n’est pas synonyme d’OQTF[5], ces quatre lettres si anxiogènes. Que seule une minorité en sera finalement destinataire. Que parmi celle-ci seule une autre minorité, encore plus infime, sera effectivement « éloignée ». Qu’une régularisation est encore possible, par d’autres biais. Que nous sommes trois à avoir pris cette décision. Que je ne suis pas seul. Que j’ai rejeté une demande mais pas une personne. Que celle-là je la respecte, quoi qu’il arrive. Que je lui ai prêté mon attention, mon écoute. Mais ces murs sont fragiles, insuffisants intellectuellement, insatisfaisants humainement, et un rien peut dès lors les renverser.

 

Alors, j’ai imaginé d’autres parades, plus ou moins saines. Finalement, j’ai arrêté de chercher dehors et j’ai trouvé dedans. Yoga, hypnose et méditation. En quête de l’équilibre intérieur et de la « pleine conscience ». En audience, alors que d’autres mobilisent leur attention en croquant les visages, en notant tout ce qui se dit ou en se levant de leur chaise à chaque pause, j’ai donc opté pour des exercices de respiration. Pas besoin de fermer les yeux et de joindre mon index à mon pouce. Simplement inspirer et expirer à intervalles réguliers, profondément. Et rester ainsi pleinement présent, en possession de mes moyens. Entendre les pires atrocités ou les arguments les plus bas, réfréner une réaction d’horreur, voire une larme, sont ainsi devenus plus gérables, moins douloureux. Prendre une décision et l’assumer, aussi. Ça ne change rien à sa portée, mais ça aide à l’accepter, à la digérer. Pour continuer à avancer sans se consumer.

 

La méditation n’est cependant pas une assurance tous risques et ne prévient pas l’ensemble des nœuds d’estomac. Un an et demi après ma première audience, tout ne passe pas encore. Comme le vocabulaire utilisé dans les décisions attaquées devant nous, qui balaie trop souvent, sans plus de justification et dans un excès de simplisme, une histoire, une personnalité, quelle qu’en soit la valeur : « déclarations non convaincantes », « dénuées de toute crédibilité », « propos laconiques », « ne présentent pas le caractère d’une expérience vécue », « discours lapidaire », « peu cohérent », « flou ». Comme certaines phrases, lues et entendues en dehors de la Cour et que je ne pensais pas retrouver à l’intérieur : « on ne peut pas tous les accueillir », « ça va faire appel d’air ». Comme certaines décisions, où ma voix finit seule mais pour lesquelles je suis convaincu, encore un peu plus que d’habitude, d’avoir raison.

 

Dès lors, suis-je à la bonne place ? Vraiment utile ? Ce travail est-il en adéquation avec mon éthique ? Il n’est pas une audience qui se termine sans que ces questions aient traversé au moins une fois mon esprit. Mais elles trouvent rapidement une réponse. Si je me rappelle des remarques, des attitudes choquantes, qui n’ont pas lieu d’être, c’est qu’elles sont justement déplacées, qu’elles sortent de notre ordinaire. Face à elles, les raisons de continuer sont nombreuses : exercer un réel pouvoir de décision, faire valoir mon point de vue, voir ce qui se passe de « l’autre côté », prouver que l’on peut être engagé et responsable, que c’est justement la combinaison des deux qui peut faire avancer, continuer à apprendre, à découvrir, en savoir toujours plus sur la République Arabe Sahraouie Démocratique, sur celles d’Ambazonia, du Haut Karabagh et du Somaliland, maitriser davantage la géographie du Darfour que celle de la région Centre, ré-étendre parler Dari, Kituba ou Sorani, enfin voir le monde à travers une addition de petites histoires, personnelles, uniques, mais liées dans une tragédie commune.  

 

Conscient de n’être qu’un rouage d’un mécanisme parfois manipulé, dénaturé, et conscient aussi que les causes des migrations se complexifient et s’additionnent, je m’interroge encore sur la durée à consacrer à cet engagement. Et sur la manière de le poursuivre ensuite.

 

 

À vous de juger

 

À votre tour, grimpez sur cette estrade et asseyez-vous sur un des trois sièges. Sur celui du milieu ou celui de droite de préférence, car je serai peut-être sur celui de gauche. Imaginez maintenant qu’un homme arrive face à nous. Plutôt grand, très brun, à la peau elle-même foncée. Lui non plus n’est pas à l’aise, mais il enlève malgré tout sa veste de cuir noire et la pose sur le dossier de sa chaise. Âgé d’une trentaine d’années et originaire du district de Sylhet, à l’est du Bangladesh. Il écoute calmement la lecture du rapport, n’y comprend rien jusqu’à ce qu’il lui soit traduit. Vous voyez ses mains trembler légèrement. Puis gratter sa moustache.

 

Plutôt bien éduqué, d’une famille assez aisée, « normale » comme il l’a écrit dans son formulaire. Sa vie a pourtant basculé à son adolescence. Elève timide, il se rapproche de son voisin de classe. Ils font leurs devoirs ensemble le soir, une fois chez l’un, une fois chez l’autre. Puis ils multiplient les sorties, au cinéma, au bord de la rivière, au bazar. Un jour, alors qu’ils marchent dans les champs, son ami l’embrasse. Tellement surpris, il ne réagit pas. Quelques secondes de silence, d’échanges de regards. Son ami ne sait pas s’il doit s’excuser, prétexter une blague ou recommencer. Ils tombent finalement dans les bras l’un de l’autre et font l’amour. Plus personne n’utilise ce sentier, surtout en cette saison, pas la peine de se cacher.

 

Ils recommencent les jours suivants ; ils sont heureux, ils s’aiment. Mais ils savent aussi ce qu’ils font et en connaissent les conséquences. Et vous aussi. Les rapports que vous avez lus vont tous dans le même sens : l’homosexualité est encore illégale au Bangladesh, en vertu d’une vieille loi héritée de l’empire britannique. Arrestations et condamnations par les autorités, exécutions à coups de machette par les islamistes radicaux, vindicte populaire. Pas besoin d’insister sur les craintes, vous avez de nombreux précédents en mémoire et le « groupe social » des homosexuels au Bangladesh est reconnu depuis longtemps.

 

Alors, ils ne dévoilent rien, ni à leurs proches, ni à personne. Les études terminées, leurs familles décident qu’il serait temps qu’ils se marient. Mais chacun de son côté et avec une femme. À défaut de pouvoir s’y opposer, ils acceptent. Mais ils continuent à se voir, moins souvent malheureusement.

 

Au bout de quelques années de mariage, il n’en peut plus de cette double vie. Avoir une maitresse, il aurait pu en parler à la rigueur. Mais là, il ne peut rien dire. Alors, son comportement envers sa femme change. Il devient plus agressif, se contrôle moins. Un jour, il décide d’essayer avec elle. Elle ne veut pas, alors il la force, maintient sa tête plaquée au sol en tenant son poignet. Devant l’OFPRA, il a dit qu’il lui a cassé, ce poignet. À vous, il dit qu’il était seulement tordu. Problème de traduction ?

 

Devant votre insistance, il précise qu’il a fait ça deux fois. En droit pénal français, c’est un viol, autrement dit un crime. Votre dernière question le fait éclater en sanglots. L’interprète a du mal mais arrive finalement à compléter la phrase : « si on m’avait laissé vivre ma sexualité, jamais je n’aurais fait ça ». Après quelques secondes, le temps qu’il se remette, l’avocat prend le relais, mais vous ne l’écoutez pas vraiment, la tête déjà tournée vers le délibéré.

 

Puis ils partent et les portes se referment. Le Président se penche vers vous.

 

 

Alors ? Que décidez-vous ?

 

 

* J'ai rédigé cet article dans le cadre du concours organisé par la Revue XXI pour les jeunes reporters en 2017. 

[1] Par respect du caractère privé des affaires abordées et du secret professionnel, les noms et certains détails ont été modifiés.

[2] Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides

[3] Article 1er de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés

[4] La juge de trente ans, Céline ROUX, éd. Seuil, coll. Raconter la vie, 2014

[5] Obligation de Quitter le Territoire Français ; décision administrative prise en Préfecture

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